NuclearPlatypus

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Des vidéos que révèle Mediapart montrent qu’une femme de 67 ans, juive orthodoxe, a été privée de sa perruque alors qu’elle venait d’être arrêtée pour un refus d’obtempérer au commissariat de Créteil. Son avocat dénonce des violences policières « sexistes et antisémites ».


Sur les images, une femme est allongée sur le sol carrelé blanc, un bras menotté au pied d’un banc métallique, maintenue par deux policiers. On l’entend crier : « Je suis juive, je veux ma perruque. Ma perruque… » En vain. Sa tête est nue, ses cheveux apparents. La scène dure de longues minutes. 

Elle est issue d’une vidéo filmée par un policier du commissariat de Créteil (Val-de-Marne) le 8 juin 2023, et que Mediapart s’est procurée. Elle raconte l’histoire de Sarah*, 67 ans, retraitée, mère de six enfants et grand-mère de 30 petits-enfants, interpellée après un contrôle routier et accusée de « refus d’obtempérer » et de « dégradation de bien ».

Juive orthodoxe au sein d’une communauté Loubavitch, Sarah porte des perruques depuis ses 18 ans, l’année de son mariage, conformément à sa pratique religieuse. « M’arracher ma perruque est une des pires choses que l’on puisse me faire. À la maison, j’ai la tête couverte. Même la nuit », explique Sarah dans un entretien à Mediapart. Ce jour-là, dit-elle : « J’ai été humiliée, brisée… »

Son avocat, Arié Alimi, a déposé plainte pour « atteinte à la liberté individuelle » via une arrestation arbitraire, des « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique » et des « violences commises en raison d’une appartenance religieuse et du sexe ». « On est à l’intersection de plusieurs violences : des violences sexistes, à caractère antisémite et une violence policière », estime Arié Alimi.

De son côté, Sarah est visée par une plainte de la police pour « mise en danger de la vie d’autrui avec risque immédiat de mort » et « dégradation de bien public ».

Contactée à de multiples reprises, la préfecture de police de Paris n’a pas donné suite à nos demandes.

###Un contrôle routier

Ce jeudi après-midi de juin 2023, Sarah rentre d’une boucherie de Créteil où elle a l’habitude de faire ses courses. Devant elle se trouvent trois motards qu’elle n’identifie pas comme des policiers immédiatement. Elle les klaxonne et poursuit sa route. Les agents de la patrouille motorisée de la compagnie de sécurisation et d’intervention de la circonscription de Créteil, eux, décrivent un véhicule roulant « à une vitesse excessive ». Ils encerclent Sarah, procèdent à un contrôle d’identité. Au milieu de la procédure, elle recule et heurte une moto garée juste derrière sa voiture. Les policiers braquent leurs armes de service sur elle. 

Les images, consultées par Mediapart, racontent la suite de la scène. Sarah assure qu’elle n’avait pas vu la moto. Et que si elle l’a heurtée, c’est « sans le faire exprès ». Elle dit aux policiers qu’elle a eu peur et a été choquée de voir leur « flingue ». Sur procès-verbal, un policier justifie la sortie d’arme par un « danger immédiat ». Allant jusqu’à dire : « La conductrice étant sur le point de nous percuter de plein fouet sans possibilité de nous protéger. »

Sur place, le ton monte. Les agents emmènent Sarah au commissariat. Elle refuse d’être menottée. « J’ai expliqué que j’étais claustrophobe [...] Ils ont accepté de ne pas m’entraver », a raconté la retraitée dans sa plainte à l’IGPN.

###« Un coup de genou dans le dos »

Un policier serait alors arrivé « en colère », selon sa plainte, affirmant que « ça ne se passerait pas comme ça ». Il l’aurait alors empoignée pour la lever, Sarah serait « tombée dans les pommes ». Pour la redresser, il lui aurait donné « des coups », notamment « un coup de genou dans le dos ». Sa tête aurait heurté le banc de garde à vue et le mur ; sa perruque aurait alors légèrement glissé.

Les policiers la lui enlèvent. Un des motards le justifie dans son compte rendu écrit : « Sa perruque l’empêchant de respirer correctement, un effectif lui retire [...] lorsque l’interpellée devient complètement hystérique et se met à hurler qu’elle veut récupérer sa perruque ».

Ce que l’agent qualifie de comportement « hystérique » – un terme « sexiste », souligne l’avocat de Sarah – figure sur les images filmées par un des policiers présents, et versées à la procédure. On y voit Sarah finalement à terre, se démener, hurler, sembler à demi consciente, voire inconsciente. D’après son avocat, elle a fait plusieurs malaises. Sa fille, jointe par le commissariat, avait prévenu qu’elle était sujette à « des crises de tétanie ». Sur les images, on la voit plusieurs minutes, sans réaction, la tête ballante, le corps raide. Elle parle difficilement, convulse…

Les policiers, eux, jurent qu’elle a « feint » les pertes de conscience. 

« Ces policiers ne sont pas médecins..., rétorque Arié Alimi. Quand on voit quelqu’un au sol, qui a l’air d’avoir perdu connaissance, leur appréciation ou leur abstention à agir peut constituer une mise en danger de la vie d’autrui. » Ils finiront d’ailleurs par appeler les pompiers, qui vont conduire Sarah aux urgences de l’hôpital. Elle y restera une heure sans être examinée. Elle ira consulter son médecin traitant le lendemain. 

Le certificat médical qu’il établit, en date du 9 juin, « constate des contusions et hématomes aux poignets, à la face interne des bras, sur les genoux, à la fosse lombaire droite, à la cuisse droite, au niveau des fesses et un état de choc psychologique ».  

###« Un acte antisémite par des représentants de l’État »

Fait surprenant : nulle part dans les 57 pages du dossier de poursuites à l’égard de Sarah n’est mentionnée la raison pour laquelle elle réclame sa perruque. Jamais sa confession, pourtant si importante pour elle, n’est indiquée.

Néanmoins, les policiers le savent. Elle leur crie qu’elle est « juive » sur une des vidéos versées au dossier. On y entend aussi distinctement l’un des agents dire qu’elle est « feuj ». Sarah est la cible de railleries. Les images le montrent. Alors qu’un policier lui demande son adresse, une collègue répond : « Rue de la perruque ! » C’est elle, entre autres, qui refusera de la lui rendre. 

« C’est une scène ignominieuse, s’émeut Me Alimi. Il faut qu’on sache comment a été traitée une femme juive dans un commissariat de la République française. » L’avocat a consulté Jonas Pardo, du collectif Golem qui lutte contre l’antisémitisme : « Arracher la perruque d’une femme juive est un acte antisémite, une atteinte à sa dignité, à sa pudeur, de la même manière qu’arracher le foulard d’une femme musulmane serait un acte islamophobe. »

Sarah regrette ce qu’elle juge être « un acte antisémite par des représentants de l’État », visée « parce que juive » : « Parce que j’étais une femme aussi. » Entravée, malmenée et humiliée, sur le sol d’un commissariat, elle explique même avoir pensé « aux nazis » et dit s’être sentie « de manière symbolique » plongée dans « une partie de l’histoire » des juifs et juives d’Europe.

###Contusions, hématomes et « choc psychologique » 

Le 13 juin, Sarah dépose plainte auprès de l’IGPN pour « violences volontaires ». « J’avais saisi l’ampleur de ma douleur, et surtout de mon traumatisme. Dès que je commençais à parler, je pleurais. J’avais des bleus sur le corps. »

« Rien que d’en parler elle se mettait à trembler, à bégayer », souligne une de ses filles. Son mari, médecin, dit aussi avoir été « très perturbé par l’état de [sa] femme ». « Même si elle sait être courageuse et résistante, elle est plus fragile depuis. C’est très révoltant. »

Mais sa plainte est classée sans suite, le 28 septembre, au motif que « l’infraction n’est pas caractérisée », selon le parquet de Créteil. Selon nos informations, Sarah a déposé une nouvelle plainte avec constitution de partie civile le 1er février.

Parallèlement, l’enquête sur les faits qui se sont produits lors du contrôle routier s’est poursuivie. Le 20 juin, Sarah est placée en garde à vue pendant six heures. Le devis de réparation de la moto qu’elle a renversée lui est présenté : 2 390,15 euros – elle devra s’en acquitter. Sur procès-verbal, elle indique : « Je déplore l’inhumanité des gens [...] J’ai été menottée de force, je suis tombée par terre, des fonctionnaires de police [...] étaient là pour me brutaliser [...] je ne reconnais pas les faits reprochés. »

Le parquet de Créteil lui a proposé une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, une forme de plaider-coupable. Sont reprochés à Sarah une « mise en danger de la vie d’autrui » et l’acte d’« avoir dégradé la moto d’un fonctionnaire de police ». La sexagénaire a refusé. Elle est renvoyée devant le tribunal le 4 mars prochain. 

Aujourd’hui, Sarah explique être dans une « révolte permanente » au sujet des violences policières. Elle témoigne pour qu’aucune autre femme ne subisse le même traitement : « Que ce soit une femme juive, arabe ou toute femme qui tient à un vêtement ou a une attitude liée à sa religion. Tout le monde a droit au respect. »

 

Quatre groupes de hard rock nazi sont à l'affiche de cet événement qui pourrait se tenir fin février en région lyonnaise. Joint par «Libération», le ministère de l'Intérieur n'était pas en mesure à ce stade d'apporter plus de précisions.


Après quatre années de sommeil, le «Call of Terror» («appel de la terreur») est de retour. En 2020, la dernière édition en date de ce festival nazi avait rassemblé quelques centaines de mélomanes, venus tendre le bras sur des sérénades beuglardes gloriant la haine. Libération s'est procuré l'affiche de ce nouveau rendez-vous, le cinquième du genre : elle annonce la présence de quatre groupes de NSBM (pour «National-socialist Black Metal», du hard rock nazi) et fixe le rendez-vous au 24 février. La date n'a pas été choisie au hasard par ces nostalgiques du IIIe Reich : elle correspond à l'anniversaire de la création, en 1920, du NSDAP, le parti national-socialiste d'Adolf Hitler. Si le lieu de cette soirée est soigneusement tenu secret, elle devrait, selon nos informations, se tenir en région Auvergne-Rhône-Alpes, quelque part entre Lyon et la frontière Suisse. Joint par Libé, le ministère de l'Intérieur n'était pas en mesure à ce stade d'apporter plus de précisions sur l'événement, qui devrait mobiliser les forces de l'ordre locales.

Sur l'affiche du Call of Terror 2024, des casques de légionnaires romains stylisés et une phrase : «See you in hell» («rendez-vous en enfer»). Parmi les groupes annoncés, la formation polonaise de black metal Graveland, connue et populaire au sein de cette sphère musicale, mais pointée pour ses accointances nazies. Notamment au vu de textes publiés sur son blog, selon lesquels «nous avons tous besoin de ségrégation raciale pour préserver notre propre culture et notre spiritualité» ou encore «la confrontation entre la civilisation occidentale blanche et la civilisation des immigrés de couleur est imminente». Le groupe y tenait également des propos ouvertement antisémites et homophobes. Graveland s'était déjà produit en France en 2016 lors d'un festival de «metal viking». Lors de son passage sur scène, de nombreux saluts nazis avaient été constatés dans la foule.

Festival en sommeil depuis quatre ans

Star du concert à venir, qui a notamment été annoncé sur l'un des principaux canaux néonazis français, la chaîne Telegram Ouest Casual, Graveland partagera la scène avec les Polonais de Kataxu, tout aussi radicaux. Et avec les Italiens de SPQR (pour Senatus populusque romanus, «le Sénat et le peuple romain», devise la Rome antique), proches de la pire extrême droite transalpine et dans les concerts desquels les bras tendus sont légion. Aussi mentionné, un mystérieux groupe dénommé Leibwächte, «garde du corps» en allemand. Cette formation, qui n'a pas d'existence en ligne, est la seule dont les organisateurs du Call of Terror ne précisent pas la nationalité. Selon une source bien informée au sein de la mouvance, ce pourrait être un alias créé pour l'occasion, afin de cacher le nom du vrai groupe qui se produira. Pourrait-il renvoyer aux Français du groupe Leibstandarte, du nom de la division SS chargée de la protection rapprochée d'Adolf Hitler ?

Cela fait quatre ans que le Call of Terror était en sommeil, après les premières éditions organisées entre 2017 et 2020. Ces événements se sont tous tenus dans la grande région lyonnaise, en Auvergne-Rhône-Alpes. A la manoeuvre, selon une autre source au fait de cette mouvance : des réseaux liés aux suprémacistes du mouvement Hammerskins France, émanation d'un gang néonazi américain violent dont la branche allemande, très connectée à ses homologues français, vient d'être interdite.

Interdiction d'un événement similaire en 2023

Selon Rue89 Lyon, les précédentes éditions étaient plutôt pilotées par le groupuscule Blood and Honour Hexagone, section française du mouvement skinhead fondé en 1987 par Ian Stuart, chanteur anglais du groupe de RAC (pour «rock anticommuniste») Skrewdriver et interdit dans plusieurs pays comme l'Allemagne, l'Espagne ou le Canada. Blood and Honour Hexagone, considéré comme un «groupe de combat», a été dissous par l'Etat en juillet 2019 car il diffusait «une idéologie néonazie, raciste et antisémite, exaltant la "race blanche", appelant à la haine, à la discrimination et à la violence», notamment par «l'organisation de concerts de musique néonazie». Ses membres ont également été impliqués dans des violences, souvent à caractère raciste. En mars 2016, un vaste coup de filet avait débouché sur l'interpellation de onze militants et la saisie de 11 armes d'épaule, 28 armes blanches, des gilets pare-balles, des casques lourds et des objets ou drapeaux nazis.

En 2023, l'annonce d'un événement similaire en région Grand Est, le «Night for the Blood» («nuit pour le sang»), avait mobilisé les autorités. Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin avait réagi en personne et demandé aux «six préfets potentiellement concernés», ceux des départements où la soirée était susceptible de se tenir, de tout mettre en oeuvre pour «interdire le concert», qui l'avait effectivement été.

Sans doute échaudés, les organisateurs du Call of Terror 2024 gardent jalousement le secret du lieu de rendez-vous pour le 24 février. Une pratique classique pour ce type d'événements, dont l'adresse, le plus souvent des salles des fêtes de petites communes réservées sous des faux prétextes, n'est communiquée qu'au dernier moment et aux seuls détenteurs d'une place, afin de contourner les interdictions. Le jeu du chat et du nazi.

 

Quatre images mettant en scène des actes sexuels entre une jeune femme et des gendarmes mobiles de l’escadron d’Antibes ont circulé sur des boucles réservées aux forces de l’ordre. Gênée par l’affaire, la gendarmerie refuse de dire si elle a ouvert une enquête.


Début novembre 2023, quatre photos pornographiques ont été diffusées sur des groupes Facebook en théorie réservés aux gendarmes, puisque pour être admis il faut donner son numéro Nigend (un numéro d’identification propre aux gendarmes actifs et retraités). 

Sur la première, on voit une femme nue, de dos, couchée sur le ventre. Le manche d’un tonfa, chaussé d’un préservatif, est inséré dans son anus. Sur sa fesse droite est posé l’écusson de l’escadron de gendarmerie mobile d’Antibes. 

Sur la deuxième, le canon d’un Sig-Sauer Pro, l’arme de service des policiers et gendarmes, également équipé d’un préservatif, pénètre son vagin. 

Sur la troisième, cette femme blonde est vêtue d’un polo bleu gendarmerie et pratique une fellation sur un homme, également vêtu d’un polo gendarmerie, qui la tient en laisse. 

Sur la quatrième, la jeune femme ne porte plus de polo mais un tonfa en bandoulière dans son dos. Elle pratique une fellation sur deux hommes, vêtus d’un polo gendarmerie, dont l’un (avec l’écusson d’Antibes visible sur son épaule) la tient en laisse. 

Bien que supprimées quelques jours après leur publication, ces photos ont été transmises à Mediapart par un gendarme, membre des groupes Facebook en question, pour qui le comportement de ses collègues « nuit à l’image de la gendarmerie ». Elles ont également circulé jusque dans les rangs de la police, comme ont pu nous le rapporter deux policiers qui les avaient reçues. 

Selon ces fonctionnaires, les images ont été prises dans les locaux de l’escadron d’Antibes. L’une de ces sources précise que cette unité de gendarmes mobiles est composée de « jeunes plutôt sportifs », dont certains auraient été reconnus par leurs collègues. Depuis le mois de novembre, ils ignorent quelles suites ont été données par l’institution. 

Ces images posent plusieurs questions déontologiques importantes : l’éventuel usage de locaux professionnels pour ce type d’activités, l’utilisation d’armes de service comme sextoys, le consentement donné, ou pas, par la jeune femme visible sur ces images à ce qu’elles soient diffusées. 

Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, le service de presse de la gendarmerie nationale a refusé de confirmer ou d’infirmer l’ouverture d’une enquête administrative, ainsi que de répondre à la moindre question sur le contexte de ces photographies ou les éventuelles suites disciplinaires. Sa seule réponse : « La gendarmerie ne souhaite pas s’exprimer sur le sujet. »

Il n’a par ailleurs apporté aucun éclaircissement sur la date et le lieu de ces prises de vue, l’occasion de la présence de la jeune femme, le caractère rémunéré ou non de sa « prestation », ou encore un éventuel signalement à l’autorité judiciaire. 

Dans son dernier rapport d’activité, l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) reprenait un extrait du discours de son chef d’alors, Alain Pidoux, lors d’un baptême de promotion. Ce jour-là, le général rappelait à ses troupes que « l’exemplarité de tous les instants n’est pas une option » et qu’elle ne « doit pas être vécue comme une contrainte mais comme une chance, un honneur ». « Cultivez cette haute exigence morale », ajoutait Alain Pidoux, citant Françoise Sagan : « Ce n’est pas parce que la vie n’est pas élégante qu’il faut se comporter comme elle. »

 
 

La différence de réactions de Darmanin et du gouvernement face aux manifestations ne vous saute pas aux yeux ? Faites le quiz des « Jours ».


Deux poids, deux mesures ? Depuis le début des manifestations d’agriculteurs mi-janvier, la souplesse du gouvernement et de son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin saute d’autant plus aux yeux qu’elle détonne avec leur sévérité habituelle face à d’autres mobilisations citoyennes. Après avoir annoncé qu’il ne ferait pas évacuer les barrages routiers, après avoir repoussé la présentation de la loi d’orientation agricole afin d’y intégrer des mesures pour satisfaire les demandes agricoles, après avoir appelé les préfets à une « grande modération » et les forces de l’ordre à n’intervenir qu’ « en dernier recours », le gouvernement a annoncé le 26 janvier une série de mesures censées « mettre l’agriculture au-dessus de tout », tandis que, installé derrière une botte de foin (on a dû saigner du nez dans l’équipe de com de Matignon pour trouver telle idée), le Premier ministre Gabriel Attal dénonçait « ceux qui opposent la défense de nos agriculteurs et la défense de l’environnement ». Hormis quelques véhicules blindés placés à Rungis, même le « siège » de Paris, organisé depuis ce lundi après-midi par la FNSEA et les Jeunes agriculteurs, recueille l’appel de Darmanin à la même « grande modération » de la part des forces de l’ordre.

Aux Jours, nous nous sommes donc livrés à un petit jeu pour comparer la façon dont sont traitées les mobilisations citoyennes et écologistes d’une part, et les mobilisations agricoles d’autre part. On aurait pu revenir sur le mouvement contre la réforme des retraites, lors duquel des militants ont été condamnés pour avoir préparé un soir un éventuel barrage routier pour le lendemain, ou encore sur les émeutes après le meurtre du jeune Nahel par un policier, qui ont vu des personnes être condamnées à plusieurs années de prison ferme pour avoir brûlé des poubelles, ou même encore sur le mouvement des gilets jaunes. On se contentera d’exemples de sanctions tirées d’une part des manifestations d’agriculteurs depuis le début de l’année 2024 et, d’autres part, de manifestations de militants écologistes ces derniers mois.

À vous de deviner si, lors des actions suivantes, les personnes à l’œuvre étaient des écologistes ou des agriculteurs. Pas facile… On vous rappelle donc les critères fixés par Darmanin lui-même, qui a précisé sa doctrine à géométrie variable :

  • la souffrance des concernés et concernées doit être prise en compte. « Oui ils souffrent et ils ont le droit de revendiquer […]. On ne répond pas à la souffrance avec des CRS. […] En tant que ministre de l’Intérieur, à la demande du Président et du Premier ministre, je les laisse faire », a-t-il expliqué sur TF1, le 25 janvier, à propos des agriculteurs ;

  • attention, certaines lignes rouges ne doivent pas être franchies : « Est-ce qu’ils s’en prennent aux policiers et aux gendarmes, est-ce qu’ils s’en prennent aux bâtiments publics, est-ce qu’ils mettent le feu aux bâtiments publics ? Ce n’est pas le cas. » Puis : « S’ils respectent les règles de la République, et ils le font, ce sont des patriotes, il n’y a aucune raison de faire intervenir les policiers et les gendarmes. » Puis encore : « S’ils en prennent à des bâtiments publics, évidemment que nous interviendront » ;

  • doit être pris en compte également le fait que les manifestants travaillent ou non : « Les agriculteurs travaillent et, lorsqu’ils ont envie de démontrer qu’ils ont des revendications, il faut les entendre » ;

  • enfin, il ne faut pas être «** radical **» : « Quand on tire au mortier d’artifice, qu’on attaque à la tronçonneuse ou à la boule de pétanque sur les forces de l’ordre, comme c’est le cas parfois d’écologiste radicaux, évidemment je fais intervenir les forces de l’ordre. »

Vous avez compris ? À vous de jouer.

##1)

Un groupe de 200 personnes fait irruption sur l’autoroute A13 un dimanche vers 16 heures. Le préfet de l’Eure dénonce « une action irresponsable » et saisit la justice. Neuf personnes sont mises en garde à vue.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. Plus précisément de manifestants contre le projet de contournement Est de Rouen qui participaient à une mobilisation en lien avec Les Soulèvements de la Terre, le 7 mai 2023.

##2)

Plusieurs dizaines de personnes font irruption sur la même autoroute A13. Le même préfet de l’Eure vient écouter les demandes des manifestants puis, dans un communiqué, remercie les gendarmes qui « sécurisent le blocage ».

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs, le 25 janvier. Pour expliquer cet différence de traitement, la préfecture de l’Eure a précisé à nos confrères et consœurs de France 3 que les militants écologistes avaient à l’époque « envahi l’A13 par surprise […] en pleine circulation et à une heure de trafic intense », mettant « en danger leurs vies et celle des automobilistes », alors que les agriculteurs, eux, ont procédé de même après avoir alerté la gendarmerie et attendu « la mise en œuvre de mesures de sécurisation et de déviation ».

##3)

Trois personnes aspergent de peinture liquide la préfecture du Rhône. Elles expliquent être dans une démarche de désobéissance civile. Elles sont condamnées à payer 1 000 euros d’amende avec sursis et 76 000 euros de dommages et intérêts.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. Les faits ont eu lieu le 22 mars 2023 et visaient à dénoncer l’inaction de l’État dans la rénovation thermique des bâtiments. Ces militants, trois trentenaires membres du collectif aujourd’hui disparu Dernière rénovation, assurent que la peinture peut se nettoyer à l’eau et ont fait appel. En août 2023 déjà, cinq militants du même mouvement avaient été condamnés pour une action similaire à 1 000 euros d’amende et 35 000 euros de dommages et intérêts.

##4)

Des dizaines de personnes repeignent la façade de la préfecture d’Agen (Lot-et-Garonne) avant de mettre feu à des pneus accolés à cette façade. Un militant annonce au mégaphone aux personnes présentes et sous les yeux des forces de l’ordre : « À la préfecture, je pense qu’ils ont compris qu’on est sacrément en colère. Maintenant vous savez où sont vos administrations qui vous emmerdent, vos banques. Allez-y ! […] Ils vont comprendre. » Cet homme est déjà connu pour avoir menacé de « mettre dehors du département » une leader politique et s’être investi dans la défense de bassines illégales, notamment à Caussade (Tarn-et-Garonne). Aucune interpellation n’a eu lieu, selon des informations de la presse locale confirmées par Le Figaro.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs. Les images de cette action datant du 24 janvier montrent que le liquide utilisé pour peindre la façade est d’origine animale – du lisier. Est-ce que cela explique la mansuétude des autorités ? Selon le journaliste indépendant Clément Lanot, trois voitures de police ont régulé la circulation de façon à aider les agriculteurs à accéder à la préfecture. L’homme à la casquette jaune est un leader local du syndicat agricole Coordination rurale 47, José Pérez. Nous aurions pu prendre d’autres exemples. À Guéret, toujours le 24 janvier, la façade de la préfecture de la Creuse a été souillée de lisier, des arbres ont été déracinés, des canalisations et des systèmes de ventilation obstrués par les déjections. La maire de Guéret a rappelé son soutien aux agriculteurs tout en se disant ulcérée par ce qui s’est passé, qui aura un coût énorme pour la ville.

##5)

Trois personnes organisent une manifestation non autorisée contre une installation dont la légalité est contestée. Cette manifestation débouche sur des affrontements avec des policiers, et plusieurs observateurs dénoncent la responsabilité de l’État et des forces de l’ordre dans ces débordements. Les trois personnes sont condamnées à des peines allant de six mois à un an de prison.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci, et deux membres des Soulèvements de la Terre ont été condamnés le 17 janvier pour une manifestation ayant eu lieu en mars  2023. Selon France Bleu, « le président du tribunal a expliqué que l’état de nécessité par rapport à l’urgence climatique, c’est-à-dire le danger, le péril imminent qui justifierait ces actes, n’avait pas été retenu », mais aussi « que la désobéissance civile ne concernait que les actes de contestation sans violence ». En novembre 2022, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti avait, selon Mediapart, demandé « une réponse pénale systématique et rapide » contre les manifestants opposés aux mégabassines.

##6)

500 personnes manifestent devant la préfecture d’Albi. Deux d’entre elles sont identifiées alors que l’une met le feu à une barrière en bois et que l’autre projette la barrière contre la préfecture. Le préfet dénonce : « L’enceinte de la préfecture a été dégradée et des immondices ont été projetées au-dessus des grilles. Un incendie a été provoqué devant les grilles du bâtiment nécessitant l’intervention des sapeurs-pompiers du Tarn. Le préfet dénonce de la manière la plus absolue ces actes inacceptables qui sont des atteintes directes à nos institutions, à l’État et à la République. Le préfet du Tarn a demandé à la police nationale de tout mettre en œuvre pour identifier et interpeller les auteurs de ces actes. Il remercie les policiers, gendarmes nationaux et les sapeurs-pompiers qui sont intervenus dans des conditions difficiles. » Six personnes sont mises en garde à vue, deux sont condamnées à quatre mois de prison avec sursis.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs. Sur ce coup-là, on est joueurs : un agriculteur a bien été condamné. Précision sûrement utile : il est membre du syndicat minoritaire Confédération paysanne et il manifestait contre la réforme des retraites.

##7)

Un groupe de personnes creuse illégalement une retenue de près d’un million de mètres cubes et de 20 hectares destinée à irriguer des cultures. Les deux organisateurs sont condamnés à dix mois de prison avec sursis.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs. En 2018, la préfet du département du Tarn-et-Garonne a autorisé, malgré plusieurs avis contraires émis par les autorités environnementales, la construction d’un barrage destiné à former un lac artificiel à Caussade pour l’irrigation agricole (lire l’épisode 3, « Bassines : l’État brûle le droit »). Une association environnementale locale a déposé un recours, le tribunal administratif lui a donné raison. Des agriculteurs locaux, suivant l’appel de la Coordination rurale locale et de la chambre d’agriculture, toutes les deux alors présidées par Serge Bousquet-Cassagne, ont décidé de lancer les travaux eux-mêmes – avec l’aide financière de la chambre d’agriculture, qui a maquillé ses comptes pour payer la facture, épinglera la Cour des comptes. En 2022, Serge Bousquet-Cassagne et Patrick Franken, son vice-président à la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, ont été condamnés en appel à dix mois de prison avec sursis.

##8)

Des manifestants qui s’opposent à un ouvrage illégal manifestent en novembre 2021 autour du site en travaux. La préfecture des Deux-Sèvres condamne leur action et ses modalités. Une unité d’enquête d’élite de la gendarmerie est mobilisée pendant plusieurs mois pour faire la lumière sur cette action. En mars 2023, deux hommes sont condamnés à une amende de 500 euros chacun pour avoir lacéré une bâche de cet équipement.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. Il s’agit de la bassine de Cram-Chaban (Charente-Maritime). Après un long parcours judiciaire, le Conseil d’État a confirmé en février 2023 l’interdiction de remplir ces bassines. L’avocat des deux condamnés s’est réjoui de cette condamnation, rappelant que le parquet avait requis des condamnations à cinq mois de prison avec sursis.

##9)

Une quarantaine de personnes, dont certaines masquées, s’introduisent illégalement sur un site de loisirs sportifs et dégradent une pelouse bien entretenue ainsi qu’un système d’arrosage. Le préfet de la Vienne dénonce « une dégradation intolérable ». Le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau s’insurge : « Il n’y aura jamais de dialogue possible avec ceux qui entendent imposer leur loi par la violence. Jamais. » Aucune interpellation n’est réalisée, mais certains suspects sont identifiés avec l’appui d’un drone et des plaintes sont déposées.

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse A : d’écologistes. En août 2023, le logo des Soulèvements de la terre avait été creusé dans le green d’un golf de Beaumont Saint-Cyr (Vienne) lors d’une manifestation appelée « Convoi de l’eau ». « Il s’agit d’un acte revendicatif qui n’a pas été planifié et ne relève pas de l’organisation du convoi », avaient précisé dans un communiqué les organisateurs – Les Soulèvements, le collectif Bassines non merci et le syndicat agricole Confédération paysanne.

##10)

Des manifestants apportent la carcasse d’un mammifère mort, le pendent à un arbre et l’éventre. Ce cadavre est installé face à un bâtiment de l’inspection du travail à Agen, dont les manifestants dénoncent la trop grande rigueur. Personne n’est interpellé. Des élus CGT représentant les salariés de cette institution interpellent la ministre du Travail Catherine Vautrin sur X : « Qu’attendez-vous pour réagir ? »

S’agit-il : A. D’écologistes B. D’agriculteurs ?

Réponse B : d’agriculteurs. C’était au lendemain de la manifestation du 24 janvier, à l’occasion de laquelle la préfecture d’Agen avait été repeinte. Un cadavre de sanglier a été suspendu par des militants présents sur place à l’appel de la Coordination rurale.

 
 

Plus personne ne peut nier désormais la dérive illibérale des pouvoirs publics actuels. Entre politiques migratoires racistes, pratiques autoritaires, et affaiblissement des contre-pouvoirs, la fameuse rhétorique du « en même temps » apparaît finalement comme un moyen de cacher la dérive inexorable du Président vers l’extrême-droite.


Qui aurait pu prévoir en 2017 où nous en serions sept ans plus tard, au cours du second quinquennat Macron ? Ce dernier s’était fait élire sur la prétention de remiser l’ordre politique antérieur – les vieux partis de droite et de gauche au nom du « en même temps » –, de refonder la démocratie, de redonner de l’allant à la société française, de l’ouvrir à une modernité réaffirmée avec un président jeune et intelligent, ami du philosophe Paul Ricoeur. L’écologie n’était guère présente dans les bagages de campagne de 2017, mais la nomination de Nicolas Hulot, puis la promesse d’un « second quinquennat écologique » figuraient comme autant de gages.

À l’arrivée c’est, au lieu du « ni droite ni gauche », un illibéralisme décomplexé et l’assomption des thèses de l’extrême-droite sur l’immigration. En fait de refondation des institutions et de la démocratie, nous avons assisté à un exercice du pouvoir solitaire et autoritaire, qui a vidé de son sens une expérience pourtant intéressante comme la Convention citoyenne sur le climat.

La nomination d’un Premier ministre jeune et inexpérimenté, qui lui doit tout, Gabriel Attal, pas même adoubé par l’Assemblée nationale, et dont le seul titre de gloire est l’interdiction de l’abaya (waouh !), ne risque guère de changer la donne. Plus généralement, l’exercice macronien du pouvoir débouche sur une usure et une délégitimation des institutions de la Ve République ; et sur une société française bloquée, divisée en trois groupes : extrême-droite, centre et gauche[1], les uns et les autres décalés par rapport à leurs passés et orientations traditionnelles. Quant à l’ami de Ricoeur, il s’est mué en ami de Benalla, avec un tropisme de plus en plus marqué pour la figure d’OSS 117[2].

Du côté de l’écologie, les promesses se sont volatilisées avec la démission d’Hulot, dégoûté, puis elles ont été gazées avec les Soulèvements de la Terre et les scientifiques explicitant les raisons documentées de s’opposer à l’A69. Seule consolation, nous ne sommes pas en guerre aux côtés de la Russie de Poutine contre l’Europe, le chômage a été réduit, mais le déficit du commerce extérieur a atteint les mêmes sommets que ceux de la dette nationale. Une leçon des ténèbres jusqu’alors inégalée pour un président de la République, excepté peut-être la figure de Paul Deschanel, au demeurant par trop décriée. Que s’est-il passé ces dernières années ?

Un diagnostic désormais partagé : l’installation d’un régime illibéral, indirectement soutenu par nombre de formations politiques

Les tribunes dénonçant l’illibéralisme du régime actuel se sont multipliées, la chose est désormais entendue par une partie au moins de l’opinion, même si nombre de média feignent l’ordinaire. La France de Macron n’est pas encore la Hongrie d’Orban, la Pologne du Pis ou la Russie de Poutine, mais elle s’y emploie avec un fonds d’opinions favorables. Qu’est-ce que l’illibéralisme ? Il consiste à disjoindre les mécanismes électifs du contexte général constitutif des démocraties libérales : un encadrement constitutionnel et juridique de l’exercice du pouvoir au nom des droits fondamentaux, conçus quant à eux pour échapper à l’arbitraire gouvernemental ou législatif ; à quoi s’ajoutent quelques conditions sociales générales sur lesquelles nous reviendrons.

Sans un encadrement constitutionnel et juridique associé à l’affirmation des droits humains fondamentaux, transcendant la loi ordinaire, rien n’empêcherait le pouvoir de la majorité de s’exercer jusqu’à la tyrannie. Rien n’empêcherait non plus le pouvoir de tronquer les résultats électoraux, à l’amont en choisissant les candidats autorisés à se présenter et en interdisant l’expression de l’opposition politique comme la Russie de Poutine, soit à l’aval en cherchant à fausser les résultats issus des urnes comme a cherché à le faire Trump en exerçant notamment une pression sur les responsables de la certification des résultats électoraux dans les États du Michigan et de Géorgie, ou encore de Pennsylvanie. Ajoutons que le système nord-américain des grands électeurs est illibéral, puisqu’il permet, comme Trump en 2016, l’accès au pouvoir exécutif d’un candidat n’ayant pas obtenu la majorité des suffrages exprimés.

À cet encadrement juridique s’ajoutent des conditions générales fautes desquelles les mécanismes électoraux ne sauraient fonctionner correctement. Point d’élections dignes de ce nom sans un système éducatif correct, sans une presse et des moyens d’information libres et pluralistes. Pas de démocratie non plus sans un encadrement juridique du pouvoir économique, sans des syndicats libres permettant la défense des droits du monde du travail. Toutes choses qui renvoient à ce que Pierre Rosanvallon appelle la contre-démocratie, à savoir tous les contreforts qui permettent au système de fonctionner et de tenir[3].

Nous ajouterons à ces conditions générales la réduction des inégalités, condition fondamentale à la détermination électorale d’un intérêt général. Si les conditions économiques des citoyens sont trop distantes, se crée alors une classe d’hyper-riches, et d’hyper-pauvres d’ailleurs, et il n’est plus en conséquence d’intérêt partagé et commun possible, d’intérêt général[4]. Tel est d’ores et déjà le cas quand les milliardaires rêvent d’échappée sur Mars, de construire des îles artificielles qui leur soient dédiées et se réfugient a minima et effectivement dans des villas-bunkers isolées et survivalistes. Le système d’information tel qu’il existe désormais avec sa fragmentation en multiples niches et ses réseaux sociaux, avec les possibilités de manipulations électorales massives[5], n’est guère propice non plus à la démocratie.

Revenons à la France d’Emmanuel Macron. Avec les Etats-Unis, c’est la seule des démocraties occidentales avec un régime présidentiel, et non primo-ministériel, et donc avec un chef de l’exécutif non responsable devant le Parlement. C’est pourquoi la France et les Etats-Unis (de Trump) sont les seules démocraties à connaître une dérive illibérale sans changement institutionnel préalable. La Pologne du Pis et la Hongrie d’Orban ont pris des mesures successives afin de réduire l’État de droit ; le gouvernement de Netanyahou a tenté de le faire en cherchant à réformer la Cour suprême. La récente loi immigration a commencé à changer la donne, d’autant plus qu’elle a ouvert l’espace du pouvoir réglementaire, ce qui permettra l’adoption de mesures plus sévères avec l’arrivée probable du Rassemblement National au pouvoir, sans même devoir changer la loi. Un second mandat de Trump ferait quant à lui totalement basculer le système politique américain[6].

Où en est-on aujourd’hui en France ? Stéphane Foucart met en avant l’adoption de la loi immigration avec l’entrée en droit français de la préférence nationale (européenne), et la « dérive populiste » en matière d’environnement. Il rappelle également que cette dérive est un phénomène communautaire qui a débouché sur le torpillage de plusieurs textes clé du Pacte Vert européen. Et de rappeler encore que la mue du gouvernement Macron s’inscrit dans un mouvement plus général en France même, avec notamment un ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, devenu un climato-négationniste récidiviste, et un président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, se vantant de refuser la mise en œuvre du dispositif légal national zéro artificialisation nette. De façon plus générale, c’est, constate encore Foucart, un arc allant de l’extrême-droite au centre qui s’enferme dans un déni obstiné face aux enjeux climatiques – « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » – et de biodiversité. Nous y reviendrons.

Le juriste Paul Cassia[7] pointe quant à lui la pratique macroniste de l’exercice du pouvoir avec notamment le recours à des « dispositions constitutionnelles et de procédure parlementaire inédites ou peu utilisées » afin de faire adopter le passage à 64 ans de l’âge légal de départ en retraite ou la loi sur l’immigration. Dans les deux cas, c’est l’essence même de la démocratie parlementaire – à savoir le débat contradictoire sur le fond d’un sujet et les conséquences de l’adoption ou non d’un texte –, qui a été contourné. Et d’évoquer la séquence suivante, en cas de retoquage par le Conseil constitutionnel : la critique du « gouvernement des juges ». Il rappelle alors les propos du ministre de l’Intérieur claironnant qu’il n’a cure de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil d’État. A quoi s’ajoute le recours à la Cour de justice pour juger le Garde des Sceaux, laquelle l’a en quelque sorte disculpé tout en reconnaissant sa faute…, et les restrictions récurrentes du droit de manifester, qu’il s’agisse de questions écologiques ou de défense des populations palestiniennes.

Reprenons ici les cinq points que nous avions mis en lumière en juillet 2023[8]. Le premier concerne la réforme des retraites et renvoie à l’usage de procédures particulières pointé par Paul Cassia. Ici ce n’est donc pas du fond, comme pour la loi immigration dont il s’agit en premier lieu, mais de la manière. L’imposition au forceps d’une réforme massivement rejetée par l’opinion comme par les corps intermédiaires, piétinés au passage, n’est pas chose évidente en démocratie ; un rejet qui s’est manifesté tout au long du débat public. La démocratie n’est-elle pas traditionnellement définie comme le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », selon la formule de Lincoln ?

Ont conforté cette entorse majeure toutes sortes d’accrocs à l’esprit des institutions : cette réforme a été mal ficelée, mal défendue, avec des mensonges sur les montants de certaines pensions, des décisions arbitraires sur les clauses de pénibilité, etc. Tout s’est passé comme si le jugement de la nation importait peu aux yeux des pouvoirs publics. Autre accroc majeur, le recours à une loi de finance rectificative, destinée par définition à l’année en cours, peu appropriée au sujet du report structurel de l’âge légal du départ en retraite, mais autorisant le recours au 49.3. Le but de la manœuvre était de contourner la composition d’une majorité ad hoc par un gouvernement minoritaire. Que le Conseil constitutionnel, tout en dénonçant les écarts à la norme, n’ait pas juger fondé de rejeter la loi, ne laisse pas d’interroger[9].

Le second point renvoie aux menaces de suppression des financements publics de la LDH. Rappelons qu’il n’est pas de démocratie sans contre-pouvoirs. La tâche de la LDH n’est pas de soutenir le gouvernement, mais de dénoncer des manquements au respect des droits fondamentaux. Le gouvernement n’est pas l’État, au sens le plus large possible, lequel inclut le droit, et en l’occurrence la part du droit qui excède même le pouvoir strictement majoritaire du souverain, à savoir les droits humains fondamentaux, faute du respect desquels une majorité devient tyrannique.

Évoquons en guise de troisième point la tentative de dissolution des Soulèvements de la Terre. À celles et ceux qui s’offusquent de la violence réelle ou présumée d’actions de certains écologistes, je répondrai que des agriculteurs de la FNSEA recourent depuis des lustres à la violence contre les biens publics (encore en janvier 2023 avec une explosion contre un édifice public à Carcassonne) et les personnes, avec des suites judiciaires généralement très faibles[10]. Cette organisation a-t-elle été dissoute ?

Sur le fond, il revient à la justice d’éclairer de façon contradictoire certaines actions, de départager les responsabilités et le cas échéant de sanctionner pénalement les auteurs et autrices de violences effectives. Mais dissoudre globalement un mouvement qui rassemble de multiples organisations, arrêter des activistes, évoquer publiquement l’« écoterrorisme »– expression en l’occurrence sans fondement alors que dissuader de manifester est une première forme de terreur – sont autant d’entraves à la liberté constitutionnelle de manifester et autant d’intimidations.

Quatrième point, le retrait de son agrément à l’ONG Anticor, et le maintien de ce retrait ; la justice administrative ne s’est toutefois pas encore prononcée à ce sujet. Le même raisonnement que celui formulé pour la LDH peut être reporté ici. C’est à nouveau un contre-pouvoir que le pouvoir s’acharne à détruire. La vocation de cette organisation n’est pas non plus le soutien à tel ou tel gouvernement, mais la lutte contre la corruption au sein des institutions publiques. L’agrément est ici refusé à Anticor non parce que cette association fait mal son travail, mais parce qu’elle le fait trop bien, notamment à l’encontre de ministres en exercice.

Cinquième point, l’évocation un temps d’un troisième mandat présidentiel suggéré par Richard Ferrand, et repris par d’autres personnalités. La limite au nombre de mandats – une des caractéristiques essentielles à une démocratie – interdit l’identification de celles et de ceux qui exercent des fonctions à leurs fonctions, comme au sein des royautés et des dictatures. Il s’agit du fameux « lieu vide » par lequel Claude Lefort définissait la démocratie[11]. C’est la limitation au nombre possible de mandats qui interdit précisément à un président de s’identifier à sa fonction, et partant de devenir une manière de roi. Peu importe ici le caractère irréaliste de cette proposition, compte tenu de la règle des deux tiers au Congrès pour une réforme constitutionnelle. Elle exprime la mentalité et les dispositions d’esprit des élites dirigeantes.

Impossible de nier désormais la dérive illibérale des actuels pouvoirs publics. L’adoption de la loi immigration, qui plus est à l’issue d’une procédure orthogonale, marque l’étape suivante : la déconstruction du droit positif avec l’introduction de mesures dont l’actuel gouvernement reconnait d’ailleurs – un comble – l’anti-constitutionnalité ! Convient-il de rappeler que le président de la République est le premier garant de la Constitution ? Notons encore que le 20 décembre dernier le Parlement européen et les États membres se sont entendus sur un resserrement de la politique d’asile et d’immigration de l’Europe sans s’en prendre aux traités internationaux, ni aux droits fondamentaux.

Le désastre écologique : agriculture et biodiversité, pêche, droit, climat, répression

Il ne s’agit pas ici de faire un bilan détaillé, mais seulement de rappeler les grandes lignes de la politique environnementale du gouvernement. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que ce gouvernement ne fasse rien, ce que les engagements internationaux et européens de la France, et les dispositifs législatifs antérieurs, interdisent. Non, de manière ramassée l’action des pouvoirs publics relève du minimum syndical et n’est nullement à la hauteur des informations scientifiques croissantes dont nous disposons.

Commençons par le climat. Les émissions de gaz à effet de serre françaises – les émissions directes, non importées, et hors puits de carbone – ont baissée de 4,6% durant les 9 premiers mois de l’année 2023 par rapport à la période correspondante de 2022[12]. Elles avaient également baissé en 2022. Nous devrions atteindre les 5 % annuels conformément à notre engagement européen. Cela est aussi dû à la clémence des températures hivernales. En revanche, ni l’action, ni le discours ne sont au diapason de l’évolution rapide de la situation écologique. Où sont les mesures d’adaptation alors que le climat change rapidement sous nos yeux et changera plus encore ? Le gouvernement rendra toutefois son plan en la matière dans quelques mois ; que d’années perdues.

La défense des mégabassines et plus généralement la politique de l’eau en France ne sont pas du meilleur augure, alors même que nous nous dirigeons irrémédiablement pour la et les prochaines décennies vers des tensions croissantes en matière de disponibilité de l’eau douce. Que l’on songe ne serait-ce qu’aux Pyrénées orientales, ou aux communes du massif du Jura d’ores et déjà alimentées par citernes l’été. Rappelons que 2023 est l’année la plus chaude jamais enregistrée, 1,5 degrés de température moyenne globale (entre 1,48 selon Copernicus et 1,54 degrés Celsius selon le Berkeley Earth’s 2023 Global Temperature Report), avec une montée impressionnante des températures moyennes ces derniers mois et un réchauffement inouï de la température de surface des océans à compter de la fin avril (0,25 degré contre 0,5 degré durant les quarante années précédentes). Espérons qu’il ne s’agira pas des premiers indices d’un emballement ?

En termes de climat, nous avons d’ores et déjà basculé dans un nouveau régime dont les conséquences se feront de plus en plus sentir[13]. Compte tenu des actuelles trajectoires mondiales d’émissions, nous n’échapperons pas à des années à 2 degrés dès la décennie 2040, alors que la violence des événements extrêmes doublera entre 1,5 et 2°. Où sont les politiques d’accélération de la réduction de nos émissions ? Au lieu de quoi le président soutient le projet de pipeline chauffé Eacop depuis le lac Albert en Ouganda de TotalEnergies, affuble avec son ministre de l’Intérieur les activistes du titre de « terroristes », fragilise les associations par les contrats d’engagement républicains[14], défend les mégabassines même quand elles sont condamnées par la justice administrative, etc. Déni pitoyable d’une réalité se mouvant dangereusement, et qui ne manquera de mettre de plus en plus en danger la population.

La situation n’est guère plus mirobolante sur le front de la biodiversité. Ce qui filtre de l’adaptation par la France de l’engagement à protéger 30% du territoire, à la suite de la COP15 Biodiversité de Montréal, n’est guère encourageant. Tout est fait en effet pour réduire la portée de cet engagement et celui analogue et antérieur porté par la Loi Climat française du 12 octobre 2021. C’est 30 % des territoires terrestres et maritimes qui sont censés devoir être protégés, avec 10 % placés sous « protection forte ». Le décret d’application concernant la « protection forte » a été rendu public en février 2022. Or, la définition de la « protection forte » laisse pour le moins à désirer, sans compter que nous sommes loin des 10% : 1,6% des espaces terrestres et 0,4% des espaces maritimes.

La définition de ces zones fortes est moins exigeante que les standards européens et internationaux ; elle renvoie à la pression anthropique exercée et non aux qualités écologiques des zones concernées, ni aux moyens de les conserver, si ce n’est de les enrichir. Les critères de démarcation de ces zones ne sont pas suffisamment clairs. Aucune précision n’a en outre été donnée quant aux moyens financiers alloués à la gestion de ces zones. De nombreux élus ont également fait part de leur mécontentement[15]. La défense par le gouvernement des mégabassines n’augure rien de bon non plus sur les tensions en matière d’eau douce vers lesquelles nous nous dirigeons irrémédiablement pour la et les prochaines décennies.

Plus généralement, il ne sert à rien de prétendre défendre la biodiversité sans changer sa principale cause de destruction, à savoir l’agriculture conventionnelle. Une étude récente a rappelé la responsabilité des pesticides concernant l’effondrement des populations d’oiseaux en Europe[16]. Le même diagnostic vaut pour l’effondrement des populations d’insectes dont se nourrissent les oiseaux[17]. La France ne s’est guère mobilisée pour empêcher la réautorisation pour dix ans du glyphosate. De façon générale l’agrochimie détruit également la faune des sols qu’elle tasse au demeurant et réduit le taux de matière organique[18]. Elle contribue à l’empoisonnement général de la santé publique et à celui des écosystèmes[19]. Elle soutient un mode d’élevage industriel éthiquement insupportable et climaticide. Et le tout en condamnant nombre de paysans à la misère, quand ce n’est au suicide ou à la mort par cancer dû à l’exposition aux pesticides.

L’orientation de l’actuelle colère paysanne vers les seules réglementations européennes est d’une perversion remarquable. La difficulté ne tient pas, en tous cas pour l’essentiel, à ces contraintes en elles-mêmes, mais à leur coexistence avec un marché global permettant d’importer des produits concurrents à bas prix, non soumis aux mêmes contraintes. Maintenir une rémunération correcte des agriculteurs est également impossible dans le cadre d’un marché ouvert. Plus généralement, le problème des paysans est avant tout une question de revenus. Tel est aussi le cas général des salariés : exiger une rémunération du capital à hauteur de 15%, c’est nécessairement réduire à la portion congrue la rémunération du travail.

Enfin, qu’on ne nous raconte pas qu’il n’existe pas de contre-modèle, l’agroécologie biologique administre tous les jours la preuve du contraire ; si ce n’était, encore une fois, la rémunération du travail, et qui plus est en période inflationniste. Mentionnons encore les agissements gouvernementaux quant à la mer et tout particulièrement les mensonges sur les aires marines protégées – normalement 30 % du territoire marin français – alors que le chalutage des fonds marins n’y est nullement interdit[20]. Ajoutons in fine la fragilisation du droit de l’environnement dès les premières années du premier quinquennat[21].

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » se demandait Jupiter en janvier 2023. Effectivement pas OSS 117. Quand on ne tient pas compte des avis des conseils scientifiques que l’on a pourtant créés, quand on ne cherche même pas à s’informer convenablement, quand on préfère accorder du crédit en économiste sommaire à des promesses technologiques indéfiniment reportées, quand on pourchasse toute forme de conscience écologique à coups de mesures pénales, quand on gaze des scientifiques, etc., on ne peut effectivement qu’être surpris, incapable d’anticiper quoi que ce soit et d’assumer la fonction de protection de toute autorité publique digne de ce nom.

De l’absurdité démocratique de la stratégie du « en même temps » au triomphe du néolibéralisme

Il y a quelque temps encore, lorsqu’on évoquait le « en même temps », c’était pour se pâmer d’admiration devant la pensée complexe de notre génial président, digne successeur en termes d’élévation de la pensée de cet autre génie des Carpates que fut le président Mao. Comme nombre d’idées simples, celle-ci est inepte et dangereuse. Pourquoi ne pas reprendre en effet le meilleur des solutions de gauche et le meilleur de celles de droite ? Évident, non ? Le problème est qu’elles sont généralement opposées les unes aux autres, et donc contradictoires, non miscibles. Et ce pour une raison fondamentale qui tient à l’essence même de la démocratie. Celle-ci peut être définie comme l’organisation de la société qui fait droit à sa pluralité spontanée, alors que les régimes autoritaires n’ont de cesse d’uniformiser la société et ses expressions.

En outre, la démocratie organise la diversité des opinions et des comportements de telle sorte qu’elle n’interdise pas l’avancée de la société dans son ensemble. Et pour ce faire elle organise une forme de consensus en creux autorisant une direction commune à l’ensemble de la société, mais en recourant à des solutions opposées. De la fin du XIXe à celle du XXe sièce, les sociétés démocratiques se sont assignées comme fin la maximisation de la production de richesses matérielles et la redistribution de ces richesses. Elles ont organisé le débat en rassemblant les positions possibles autour de la polarité droite/gauche : on pouvait maximiser la production de la richesse en libérant l’initiative privée ou en rationalisant la production ; on pouvait redistribuer la richesse produite de façon arithmétique et égalitaire, ou géométrique et donc au prorata du mérite des uns et des autres.

Bien sûr, cette structuration fondamentale des débats politiques possibles n’a cessé de s’enrichir de débats annexes que l’on cherchait à répartir selon cette même opposition droite/gauche. Il pouvait en aller de la question des relations de genres, de la liberté de mœurs, de la relation à la nation, des questions d’éducation, etc. Sur chacun des axes retenus, il n’est pas question d’« en même temps », mais simplement de déplacement d’un curseur, par exemple en matière d’inégalités – de répartition de la richesse matérielle – au sein d’une société avec la mesure de leur intensité par l’indice de Gini.

Évidemment on peut être sur le plan des mœurs plus ou moins libéral, de gauche, en associant à ce positionnement un autre, de droite, vis-à-vis d’un axe différent. La belle affaire ! Il n’en reste pas moins qu’il convient d’afficher une orientation visible et cohérente des actions qu’il convient d’impulser, et de les argumenter. Le « en même temps » s’est vite transformé en « j’affiche une orientation, et j’agis en sens contraire ». Ceci a été spectaculaire dans le domaine de l’écologie où les actions n’ont en rien suivi les déclarations tonitruantes sur l’orientation écologique du second mandat par exemple. Il en est allé de même en matière d’innovation démocratique. Les propositions de la Convention citoyenne ont été détricotées par le gouvernement avant même le parlement, contrairement au « sans filtre » imprudemment affiché, de toute façon contradictoire avec la machinerie même de la décision publique.

Le « en même temps » est même dangereux dans les circonstances que nous traversons. Le mouvement même du monde est en effet en train de ruiner les fondements de notre ancien consensus en creux. Et dans un tel contexte la clarté est cardinale. Depuis les années soixante monte en effet sourdement un diagnostic écologique fatal. L’orientation des sociétés portée par le consensus démocratique en creux est contradictoire avec le maintien de l’habitabilité de la planète. Le productivisme consumériste nous conduit à la violence des éléments et des hommes, puis à la mort. Et il serait impossible de faire décroitre notre empreinte matérielle sans une réduction drastique des écarts de richesses, d’autant que le niveau de destructivité est directement corrélé au niveau de richesses.

Un tel diagnostic est contradictoire avec notre actuel consensus démocratique. Il est bien plutôt appelé à s’y substituer ; d’où la perception des enjeux écologiques comme radicaux, effectivement. L’écologie ne peut donc, dans un premier temps, que fragmenter la société. Ce que semble confirmer l’installation d’un déni écologique épais sur la partie droite de l’échiquier, et des partis à gauche qui ne prennent pas réellement la mesure des changements requis sur quelques décennies.

Il est en outre d’autres enjeux qui ne se prêtent pas à la règle du consensus démocratique en creux. On fait ou non la guerre, mais on ne la conduit pas de droite ou de gauche ; de même pour les alliances que sa préparation et sa conduite appellent. À partir d’un certain seuil, celui qui interdit de postuler un intérêt général, réduire les inégalités n’est pas non plus une option de droite ou de gauche, mais une condition au système démocratique. Veiller au maintien d’un système pluraliste de l’information, avec un commun factuel d’informations, constitue tout autant une condition à l’existence d’une démocratie. Lutter contre l’islam fondamentaliste n’est pas non plus un enjeu de droite ou de gauche, il n’y a tout simplement plus de démocratie sous un califat et sous la charia. Certaines postures de la gauche politique sont en la matière scandaleusement ineptes.

En revanche, il n’y a pas de polarité droite/gauche face à la prétendue menace du « grand remplacement », y adhérer conduit ipso facto à détruire les droits humains et leur universalité, et vous enfonce dans un mixte indiscernable de haine et de bêtise. En revanche rien n’interdit de débattre démocratiquement de la question migratoire, c’est même une nécessité. Etc. Ce n’est vraiment pas d’« en même temps » dont nous avons besoin, mais d’un diagnostic ferme de la situation qui nous échoit, et d’orientations en conséquence claires et partageables.

Revenons plus directement à la Macronie. On cherche parfois à prétexter du haut niveau des prélèvements publics en France, ce qui est juste, pour rejeter les analyses en termes de néolibéralisme. Raisonnement court. Si l’on entend par néolibéralisme le refus du surplomb de l’État et la volonté de ne le considérer qu’à l’égal des agents économiques – État que le marché globalisé doit contraindre comme n’importe quel autre agent –, alors force est d’y discerner le seul référentiel constant de l’action publique depuis le premier quinquennat Macron.

Les gouvernements qui se sont succédé n’ont cessé de détruire nombre d’instruments de l’État et de l’action publique : le droit de l’environnement ; l’hôpital public en réduisant constamment le nombre des lits d’hôpitaux ; en fragilisant l’enseignement supérieur et la recherche publique, à quoi s’ajoutent la réduction du nombre des classes préparatoires alors qu’elles sont l’équivalent par exemple du système des Collèges aux USA ou de leur équivalent au Canada, et la suppression annoncée de l’ENA au lieu de la réformer ; en détruisant le corps diplomatique ; en cherchant à fondre l’IRSN (recherche) et l’ASN (gendarme) – comme s’il revenait à la police de produire la loi – et donc en portant atteinte à la garantie de la sécurité nucléaire ; le ministère de la justice par appauvrissement notamment jusqu’à une date récente ; la police en laissant l’extrême-droite la pénétrer, en encourageant une violence débridée par une doctrine du maintien de l’ordre sujette à caution, et en banalisant les bavures ; etc.

Quelques mots sur la réforme des retraites. Elle est apparue comme injuste pour les plus vulnérables et laissait apparaître une conception économiciste de l’existence. La retraite constitue en effet un moment particulier de l’existence, de loisir absolu, dégagé des contraintes du travail comme de celles de l’éducation et de l’apprentissage, le moment terminal – pour autant que la santé et les revenus le permettent –, où l’on peut enfin jouir de l’existence pour elle-même. Or, la réforme semblait animée de la conception rigoureusement contraire : le travail n’est pas le moyen d’une existence épanouie, mais sa fin.

Dès lors, la période sans travail ne vaut pas pour elle-même et peut être, si ce n’est doit être réduite. La partie la plus vulnérable de la population ne jouira en effet que de quelques années seulement de retraite ; ce qui a scandalisé la France, excepté son gouvernement et ses soutiens parlementaires. On peut discuter de cette conception, justifier de contraintes diverses, mais tel n’a pas été le cas, elle a été imposée d’en-haut, brutalement. Nouvelle réaffirmation du prétendu point de vue de la raison, lequel ne souffre aucune discussion…

Ce prétendu point de vue de la raison par-dessus les différences politiques et idéologiques, c’est précisément ce que l’historien de la Révolution française Pierre Serna appelle l’extrême-centre[22]. Après Thermidor, il n’y avait d’autre possibilité pour beaucoup de politiciens que de renier leurs positions antérieures, de se faire girouettes et de se situer au centre, entre les Jacobins honnis après la Terreur et les Royalistes menaçants. S’instaure alors une politique du centre qui, au nom de la raison au-delà des extrêmes, au nom de la liberté, promeut une politique liberticide et autoritaire, hantée par le maintien de l’ordre public.

Cette politique du centre s’est encore renforcée sous le Directoire et elle débouchera sur l’empire napoléonien. Comme le montre Pierre Serna, il y a là un véritable tropisme de l’histoire politique française, où girouettes et centristes présumés incarner par gros temps la voie de la raison et de la sagesse, ne cessent de se donner le mot : 1815, 1851, 1870, 1940 et, dans une tout autre mesure, 1958. Nous y sommes à nouveau, à l’horizon de l’extrême-centre, derechef l’extrême-droite et sa promesse misérable et fallacieuse de salut.

Des raisons de désespérer, mais…

Reconnaissons-le, nos démocraties sont moribondes faute des conditions qui les rendent possibles et de vigies qui aient du tempérament. Elles étaient d’avance incompatibles avec l’ordre néolibéral du monde qui ne pouvait que ruiner les classes moyennes et fragmenter le paysage de l’information. Oxfam rappelle chaque année le degré croissant de concentration du capital mondial. Nous sommes même entrés dans ce que Xavier Ricard Lanata appelait la « tropicalisation du monde »[23] : la soumission des peuples occidentaux au régime qui fut autrefois celui de leurs colonies ; un État oligarchique et autoritaire, des services publics au mieux paupérisés, une pauvreté croissante et le règne de la servitude volontaire façon populiste. L’Europe est train de rattraper son retard vis-à-vis des Etats-Unis trumpisés et menacés même de guerre civile.

La même Europe constitue désormais un nouveau cas d’école quant à la célèbre thèse d’Ibn Khaldûn[24], celle concernant la menace que font peser sur les empires aux populations pacifiées leurs marges barbares. Nous sommes en effet exposés au voisinage d’une Russie sauvage, plongée par son oligarchie mafieuse dans la misère tant mentale que matérielle, consacrant son maigre PIB aux armes et à la guerre, pendant que les canalisations de chauffage cèdent faute d’entretien sous une température de – 30° C, etc.

L’Europe est encore menacée par une Chine aussi lumineusement dirigée – foi de Trump – que son voisin septentrional. La Chine a encouragé des recherches dangereuses sur le coronavirus, plongeant à la suite d’une fuite dans un laboratoire P4 à Wuhan le pays dans deux années de confinement total[25] ; la même Chine, associée à l’Iran et donc aux Houthis qui bloquent le détroit de Bab al-Mandeb, engorge de marchandises ses propres ports, avec à l’arrière-plan une économie atone, etc.

Dans l’Hexagone, des jeunes des banlieues se shootent aux vidéos d’enfants palestiniens opérés sans anesthésie ; une indignation unilatérale qui nourrit à son tour le cycle haine-crimes contre l’humanité-vengeance. Un chroniqueur, Dominique Reynié, qui, bien que diplômé de l’Université, nous raconte sur une radio nationale que la misère des agriculteurs est due à l’amour de la Commission européenne pour les abeilles. Une gauche humaniste et universaliste qui bannit l’écrivain Sylvain Tesson – certes aussi réac que talentueux, et alors ? –, d’un festival de poésie dont tout le monde se fout, etc.

Comme le chante le diable de Jacques Brel, « ça va » ! S’il n’était des Arnaud Beltrame au sens de l’État poussé jusqu’au sacrifice, des Samuel Paty sentinelle de la laïcité, des Dominique Bernard, des juges comme Edouard Durand, des centaines de milliers de professeurs qui prennent soin de leurs élèves, des factrices qui acheminent le courrier, des soignants qui ne désertent pas les hôpitaux, ou des paysannes qui aiment leurs animaux et leurs terres, etc., je me rangerais sans réserve, à l’instar de John Muir, du côté des ours, fussent-ils amateurs des jardins, dans la lutte finale entre l’espèce funeste que nous sommes et le reste du vivant !

Dominique Bourg

PHILOSOPHE, PROFESSEUR HONORAIRE DE L'UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

 

Réarmer ? Régénérer ? Pour que «la France reste la France» ? Derrière les mots du gouvernement actuel, il y a hélas une logique. On exalte la «communauté» nationale pour mener une politique de classe, hostile à plus de 90 % de la population.


Ce «nouveau monde» situé quelque part entre Thatcher et, désormais, le natalisme des années 20, a un rapport trouble au langage. On a, depuis longtemps, cessé d'écouter, en se disant que ces gens racontent n'importe quoi. Parler, en 2017, de «révolution» quand on s'apprête à mener une politique conservatrice, voire ouvertement réactionnaire (la réaction est le contraire de la révolution), quand on abolit l'ISF tout en baissant les APL ; récidiver, en parlant de «soldats de l'an II» quand on ne se cache même plus d'être de droite, quand on fait alliance avec le Rassemblement national (RN) - c'est dès le soir du second tour des législatives de 2022 qu'Eric Dupond-Moretti avait appelé à travailler ensemble avec les lepénistes, qui ont obtenu, grâce aux macronistes, des vice-présidences à l'Assemblée nationale - ; quand on soutient Gérard Depardieu contre ses victimes ; prétendre être «le camp de la raison» quand on utilise du gaze lacrymogène contre des scientifiques à Saïx (Tarn), quand on ne change pas ce qui ne marche pas (une politique fiscale pour les très riches qui ne produit aucun «ruissellement», par exemple) ; parler de «valeur travail», d'effort et de mérite quand on est millionnaire de naissance (Amélie Oudéa-Castéra) et que l'on n'a jamais sérieusement travaillé de sa vie, c'est effectivement n'importe quoi.

Ces gens ne peuvent pas dire honnêtement ce qu'ils sont et ce qu'ils font, car ils mènent une politique de classe, hostile à plus de 90 % de la population. La nouvelle ministre de l'Education nationale est un cas intéressant : elle a fait un choix de classe et de caste pour ses enfants, en les scolarisant dans un ghetto caricatural de la sécession des riches, par ailleurs ouvertement d'extrême droite.

Comme elle «n'assume» pas (c'est rare), elle ment. Avec une lâcheté exemplaire, elle diffame une enseignante et son école et crache ainsi sur tous les professeurs de ce pays, avant de couvrir un établissement en infraction caractérisée avec la loi et en rupture de contrat avec l'Etat (un établissement musulman à qui on reprocherait les délits de «Stan» ne serait-il pas fermé sans délai pour «communautarisme», «sécessionnisme» et «fanatisme religieux» ?).

Uniformes, redoublements et brevet couperet

Madame Oudéa-Castéra n'est que le symptôme d'une pathologie plus inquiétante. Ces gens ne font pas que mentir («la com»), ils manient des signifiants vides : l'école a des problèmes ? on va rétablir l'autorité (ils n'en ont aucune). Donc : uniformes, redoublements, brevet couperet, bref, tout ce dont la littérature scientifique montre que c'est inefficace (mais le «cercle de la raison» n'a que faire de la science). On va taper et ça va filer droit, comme jadis ! Or «l'école-de-Jules-Ferry» (largement mythifiée) était liée à une promesse d'émancipation sociale que la politique de destruction systématique du droit du travail, de l'Etat-providence, des services publics, de la justice fiscale menée par ces forcenés est en train de balayer.

Ce ne sont pas des coups de menton pathétiques ou un service national universel en seconde (drapeau ! uniforme ! Marseillaise !) qui vont «réarmer» un signifiant ainsi évidé. Idem pour le «réarmement démographique» : l'OSS 117 élyséen, féru du décorum de «la France du général de Gaulle», mais avec les accents séniles de Pétain, ignore que l'on fait des enfants quand on a confiance en l'avenir, ce que l'accumulation des effondrements (scolaire, hospitalier, politique et climatique) auxquels sa politique contribue activement, entame sérieusement.

Derrière la «com», il y a hélas une logique. Celle des signifiants vides est caractéristique du fascisme : on exalte la «communauté» nationale, la «patrie», les «forces vives» et les Allemands, Italiens, Français moyens pour masquer une politique de classe grossière, qui conforte les élites (banque, industrie, églises...) traditionnelles. Au-delà du n'importe quoi («mon quinquennat sera écologique ou ne sera pas», «nos vies valent mieux que leurs profits», etc.), il y a, en effet, une petite musique (ou une grosse caisse) inquiétante. Réarmer ? Régénérer ? Combattre le «grand effacement» (clin d'oeil évident au «grand remplacement») ? pour que «la France reste la France» ? Cela devient criant, cette pente vers l'extrême droite avec, bonus, un autre signifiant vide : la France, c'est la liberté (de manifester sans être mutilé, de combattre la corruption grâce à l'association citoyenne Anticor, que le gouvernement entrave...), l'égalité («ceux qui ne sont rien»...), la fraternité (qui commence par la mixité scolaire).

L'historien est partagé entre l'éclat de rire et l'épouvante, comme Léon Blum face à Déat et à Marquet qui éructaient «ordre, autorité, nation» en 1933 avant de finir collabos. Les appels du pied à l'extrême droite se font désormais avec des bottes de sept lieues. Le bruit des bottes : l'extrême centre, qui s'allie toujours à l'extrême droite (Italie, 1922, Allemagne, 1932), y trouve son intérêt et sa jouissance.

 

Lucas est mort d’une septicémie aux urgences de Hyères (Var), après des heures d’agonie dans un couloir. Un autre patient, présent ce jour-là de septembre 2023, dénonce l’inaction des médecins.


Les minutes s’écoulent au rythme des SMS de détresse. Ce 30 septembre, les lèvres bleues, le palpitant à mille à heure, Lucas est emmené par les pompiers à 15h50 aux urgences d’Hyères (Var), après de violentes douleurs à l’abdomen, survenues la veille au soir.

Le technicien de 25 ans, installé sur un brancard dans le couloir, trouve à peine la force d’écrire à sa maman, Corinne. À 18h02, il lui envoie : « Je me plains à tout le monde que j’ai du mal à respirer. Mais personne ne fait rien. » Quatre minutes plus tard : « Jsp (je sais plus) quoi faire. J’ai tellement mal. » Elle : « Crie, j’en peux plus, au secours, dis que tu veux voir tes parents qui sont dehors. » Une infirmière lui fait une prise de sang. Puis plus rien. 18h17, ses SMS se font lapidaires : « Horrible maman, horrible. »

Ses parents aimeraient crier, forcer la porte des urgences mais les accompagnants n’ont pas le droit d’entrer. Son cœur de maman déchiré, Corinne comprend instantanément la gravité de son état. « Lucas ne se plaignait jamais ! S’il dit ça ne va pas, c’est que ça ne va pas du tout », martèle cette fonctionnaire de 63 ans, habitante du Beausset, près de Toulon.

« Il répétait, à bout de souffle, s’il vous plaît, mais personne ne s’arrêtait »

D’une voix forte, sans jamais s’autoriser à vaciller, elle raconte heure par heure le calvaire de son fils, la passivité des blouses blanches, son agonie dans le silence. Jusqu’à la fin. « J’avais trois enfants, il m’en reste deux. »

Ce soir-là, dans le couloir, un autre brancard fait face à celui de Lucas. Damien, du même âge, le dos bloqué, l’entend gémir durant des heures : « On voyait qu’il souffrait le martyre. Un médecin lui a demandé s’il avait fumé du cannabis, sûrement parce qu’il avait des dreadlocks. Puis a conclu, en moins de 30 secondes, à une indigestion. J’ai ensuite compris que c’était plus bien grave en le voyant se tordre de douleurs. Il répétait, à bout de souffle, s’il vous plaît, s’il vous plaît, mais personne ne s’arrêtait. »

Lucas est en réalité victime d’une infection à méningocoque dont la souche particulière attaque son ventre. Sans antibiotique, il ne survivra pas. « Vers 21h30, il était assis sur son brancard et d’un coup, il s’est effondré. Deux infirmiers sont passés devant lui sans le regarder. J’ai crié au troisième : Excusez-moi, il fait un malaise ! »

« Vous avez tué mon fils ! »

Là, tout va très vite : il entend « 5,3 » de tension, le médecin arrive. « Le début de la fin », soupire Damien, qui fait dès le lendemain un signalement au procureur. Lucas n’aurait reçu une injection d’antibiotiques que vers minuit trente, après presque neuf heures d’attente. Mais il est déjà dans le coma. L’infection qui s’est répandue dans son sang lui provoque deux arrêts cardiaques. Les parents, enfin autorisés à entrer, assistent au sauvetage impossible. Son père hurle : « Vous avez tué mon fils ! »

Les jours suivants, la famille découvre un courrier anonyme, tamponné des urgences, dans la boîte aux lettres de Lucas. Avec à l’intérieur, son dossier médical. Comme une série de preuves laissées à la famille qui a porté plainte pour homicide involontaire contre l’hôpital. Contactée, la direction de l’établissement nous répond « qu’en raison du secret médical, elle n’est pas autorisée à divulguer les détails du dossier du patient ». À la famille, ajoute-t-elle, « nous avons présenté nos sincères condoléances ».

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